mercredi 23 octobre 2013

Et moi, et moi, et moi

"Cinquante millions de gens imparfaits. Et moi, et moi, et moi" (Et moi, et moi, et moi, Jacques Dutronc)

Qu'est-ce qu'un égoïste ?
Pour certains ce serait la définition suivante :

"Egoïste. adj. Se dit de quelqu'un qui ne pense pas à moi"

Etre médecin généraliste, c'est penser aux autres, toujours, tout le temps.
Pas besoin de médaille non plus. C'est un métier que (j'espère) on choisit de faire.
Il faut faire preuve d'un minimum d'empathie (comprendre la souffrance de l'autre) sans sombrer dans la compassion (souffrir avec l'autre).

Alors, nous, les médecins généralistes, devons développer des tonnes d'empathie pour réussir à comprendre ce que nos patients ressentent pour tenter d'apporter une réponse à leurs attentes, qu'elles soient purement biomédicales ou plus psychologiques ou sociales.

C'est épuisant.
Quand j'arrive à 30 consultations par jour, mon "capital empathie" en prend un coup.
A tel point que rentré à la maison, j'ai du mal à être pleinement empathique avec mes zèbres ou ma femme parfois et je dois puiser dans mes réserves pour ne pas les décevoir alors qu'ils sont juste heureux de me voir rentrer et ont pas mal de choses à me raconter sur leur journée.

J'aimerais être un réservoir inépuisable à empathie. Pour tout le monde. Tout le temps.

"It's not that I didn't care, it's that I didn't know. It's not what I didn't feel, it's what I didn't show. So let me be, and I'll set you free" (Misery, Maroon 5)
(Ce n'est pas que je ne m'en souciais pas, c'est que je ne le savais pas. Ce n'est pas que je n'ai rien ressenti, mais que je n'ai rien montré. Alors laisse-moi vivre, et je te laisserai tranquille)

Je ne sais pas expliquer pourquoi.
En dehors du travail, je passe souvent pour un homme qui sait ce qu'il veut, sûr de lui, parfois autoritaire même.
Je ne vois pas trop ce que je fais pour ça.
Il y a bien deux ou trois choses, bien sûr. Une forme d'hyperactivité sans doute, avec une exigence envers moi-même quasi maladive. J'ai du mal à m'autoriser les échecs, et j'enrage de ne pas réussir à faire quelque chose parfaitement dès le premier essai.
Je m'impose plein de contraintes et quand je réussis, je me dis que finalement, si j'ai réussi c'est que ce n'était pas si difficile, et fallait pas en faire toute une histoire.

Du coup, je pense être bourré de points faibles. Et pour quelqu'un qui paraît rempli de confiance en soi, j'en ai finalement assez peu.
Je mets un masque. Parfois un peu comme DocAdrénaline ici .
Ou plutôt qu'un masque, je préfère parler d'une armure.
Une armure, ça protège, en plus de masquer.

L'empathie et la compassion ont une frontière parfois floue. Parfois je passe de l'un à l'autre avec les patients, sans leur montrer, mais je suis touché par un décès, une maladie.

Parfois, je mélange tellement empathie et compassion avec mes proches que je me réfugie encore plus derrière mon armure pour pouvoir supporter le choc.
Un exemple récent, ma zébrette s'est ouvert la lèvre le week-end dernier. En pleine soirée de mariage.
Et là, le père que j'étais était inquiet devant cette plaie du visage, le médecin que j'étais inquiet sur la façon de réparer cela, et surtout où.
Pendant qu'on me bombardait de questions "Et tu vas faire quoi ? Et tu vas aller où ?"
Et j'ai juste envoyé tout le monde promener.

Comme si j'avais la capacité de prendre du recul tout le temps, d'être insensible et de savoir gérer avec sang froid toutes les situations.

"If half of what you said is true, and half of what I didn't do could be different, would it make it better ?" (My interpretation, Mika)
(Si la moitié de ce que tu dis est vrai, et la moitié de ce que je n'ai pas fait pouvait être différente, est-ce que ce serait mieux ?)

Quelqu'un de mon entourage m'avait, en plus, reproché l'après-midi même mon manque d'empathie, parce que je n'avais pas pris de nouvelles de sa fille suite à son opération.
Fille dont je ne suis pas le médecin.
Fille que j'ai dû croiser en tout et pour tout trois fois dans ma vie.
Et je ne côtoie la mère de cette fille que par le biais d'une activité que nous avons en commun.
Alors, aurais-je dû être plus empathique ?

Bon, je suis un mec après tout. Déjà que les prénoms parfois j'ai dû mal, alors si en plus, il faut se souvenir des opérations des enfants des personnes que je croise de temps à autre...
On va prendre le prétexte de la testostérone.

Ou pas.

Parce que j'essaye de comprendre ce qui a pu pousser cette personne à me faire ce reproche.
Des soucis personnels qui font que je puisse servir d’exutoire à son stress ? Bon, si tel est le cas, tant mieux, j'ai servi à quelque chose.
Mais si ce n'était pas cela ?
Dans la tête de ceux qui gravitent autour de nous, médecins, en dehors de notre vie professionnelle, que se passe-t-il ?
Pensent-ils que nous ne sommes l'empathie permanente réincarnée ? Qu'à chaque évènement de la vie de l'autre, nous allons mémoriser tous les détails, et montrer que nous comprenons la souffrance de l'autre ?
Aimeraient-ils que nous franchissions la limite entre empathie et compassion, alors que nous ne sommes pas particulièrement proches en amitié ?

"I don't steal and I don't lie, but I can feel, and I can cry, a fact I bet you never knew. But to cry in front of you that's the worst thing I could do" (There are worst things I could do, Grease)
(Je ne vole pas et ne mens pas, mais je ressens, et peux pleurer, chose dont je parie que tu ignorais. Mais pleurer devant toi serait la pire des choses que je pourrais faire)

Pour me préserver, je vais encore endosser mon armure.
La même qui me fait toujours avoir le sourire, même si au fond de moi, c'est pas la grande forme.
Celle que j'ai endossée après avoir pleuré dans ma voiture un soir de janvier 2001 après la naissance de mon zèbre quand ma femme était en réanimation.
Celle que j'endosse quand j'ai besoin de me défouler en allant courir un peu, après une journée difficile.
Celle que j'endosse encore à 3h du matin quand j'emmène ma zébrette pour réparer sa lèvre en me disant que vraiment, j'ai pas assuré en envoyant tout le monde promener.
Celle que j'endosserai encore et encore, parce que je sais que je ne sais pas faire autrement, parce que si je ne me protège pas, qui le fera ?

Mais si une armure protège des coups mortels, elle ne protège que partiellement des blessures...

2 commentaires:

  1. Ton post me fait penser à la question de fond de la maladie de Sachs.

    Il est probable que pour cette femme, tu incarnais à ce moment-là "le corps médical". Peut-être que sa fille a eu quelque chose de grave, et que tu as été le réceptacle de 1) sa souffrance et 2) peut-être des difficultés avec l'équipe médicale entourant sa fille.
    Tu n'y peux rien.
    Et même si son comportement est foutrement compréhensible, même avec toute l'empathie du monde, ça ne justifie pas de te balancer des reproches non justifiés.

    Garde ton armure et ta petite famille :)

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  2. Des mots qui résonnent yeah yeah yeah...

    Bien sûr qu'il faut continuer à garder ton armure et à te protéger. Ces phases là et ces questions, je crois qu'on les as tous... Pas facile de passer d'un côté à l'autre de la barrière, pas facile de passer ses journées à "su-porter" les problèmes des autres sans pouvoir laisser transparaître les siens...

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